Réponses de Roland Goigoux aux questions de Benoît FLOC’H La Lettre de l’éducation
1-Que pensez-vous des déclarations de Gilles de Robien ? Est-ce le retour de la méthode syllabique ?
Dans sa réponse à l’assemblée nationale le ministre confirme ce que Jack Lang avait écrit dans la préface des programmes de 2002 en écartant « résolument la méthode globale ». Gilles de Robien le fait à son tour « en toute tranquillité ». Bref, le changement dans la continuité, dans le droit fil des recommandations officielles de 1992 qui revalorisaient l’enseignement du déchiffrage, mis à mal il est vrai par les prescriptions de la décennie précédente. Il faut rappeler à l’opinion publique, aujourd’hui abusée par ceux qui prétendent que la méthode globale a mis le feu aux cités, que le b.a.-ba est inscrit au programme de l’école de la République. Les questions de méthode posées aux responsables du système éducatif sont réglées depuis 10 ans dans les textes officiels même s’il est toujours possible de trouver des enseignants qui n’en tiennent pas compte ou de généraliser de manière malveillante à partir d’exemples singuliers caricaturaux.
Le ministre a également réaffirmé un principe cher à l’école française : chaque enseignant est libre de choisir sa méthode « à condition que son efficacité soit démontrée et qu’elle réponde aux besoins et aux possibilités des élèves », comme le stipulaient déjà les programmes de 1995. Il aurait pu ajouter : à condition que les enseignants respectent les programmes, ce à quoi les inspecteurs de l’éducation nationale sont précisément chargés de veiller. Or ces programmes qui ont force de loi exigent que les maîtres de cours préparatoire ne se limitent pas à l’enseignement du déchiffrage. Ils insistent par exemple sur les apprentissages phonologiques (composants sonores du langage parlé : syllabes orales, rimes, phonèmes...) qui déterminent pour une large part la réussite de l’apprentissage de la lecture. Ils exigent aussi d’accorder une grande place à l’écriture et à la production de petits textes. Ils insistent sur l’apprentissage de la compréhension des textes, la maîtrise de leur lexique et leur syntaxe, fondé sur des lectures à haute voix réalisées par le maître. Ils demandent enfin aux enseignants de permettre à tous leurs élèves d’entrer progressivement dans la culture de l’écrit : ses oeuvres, ses codes linguistiques et ses pratiques sociales. Les maîtres qui sont hors la loi sont ceux qui ne respectent pas ce cahier des charges et qui laissent aux familles le soin de suppléer à leurs carences.
2-Quel est aujourd’hui l’état des lieux dans les écoles ? Que sait-on de l’efficacité de ces méthodes sur l’apprentissage de la lecture ?
Malgré nos propositions de réaliser cet inventaire et de le mettre en relation avec les performances des élèves, bref d’étudier l’efficacité des méthodes, aucun financement public conséquent n’a été attribué à de telles recherches qui permettraient pourtant d’éclairer les choix des maîtres et des responsables politiques. Qui pourrait avoir intérêt à entretenir encore longtemps une telle ignorance ?
Pour répondre cependant à votre question on peut se fier à une valeur sûre : le marché de l’édition scolaire ! Les chiffres de vente des manuels de lecture révèlent en effet que l’immense majorité des 40 000 maîtres de cours préparatoire utilisent des ouvrages se référant à une approche intégrative qui vise à développer simultanément et en interaction les compétences que j’ai listées en réponse à votre première question. Les uns privilégient l’enseignement des correspondances entre lettres et phonèmes (les sons élémentaires du langage) : on parle alors d’approches phonémiques. Les autres valorisent la complémentarité lecture/écriture et l’accès à la littérature de jeunesse : ce sont les approches dites interactives. Entre ces deux tendances, on trouve toutes sortes de dosages propres à la diversité des manuels et des maîtres eux-mêmes. Ces derniers n’hésitent pas à emprunter aux méthodes syllabiques des techniques pertinentes dont ils tirent le meilleur profit en les intégrant dans des dispositifs plus complets et plus exigeants.
Que monsieur le député Gest se rassure : les ouvrages de monsieur Bentolila, leader du marché des manuels de cours préparatoire, consacrent une part importante à l’étude des relations lettres/phonèmes. Ce ne sont donc pas les méthodes « semi-gobales » qui dominent le paysage pédagogique français ! Toutes les méthodes intégratives, à dominante phonémique ou interactive, enseignent le déchiffrage. Mais contrairement aux méthodes syllabiques qui ne procèdent que par synthèse (assembler des lettres pour former des syllabes puis assembler des syllabes pour former des mots), elles combinent synthèse et analyse. Elles visent donc à apprendre également aux élèves à décomposer les mots en syllabes et les syllabes en lettres, ou en sons lorsque la procédure est initiée à l’oral (ce qui est indispensable pour écrire). Sur ce point encore, les méthodes intégratives respectent les programmes qui demandent aux maîtres d’enseigner les deux procédures. Ces programmes, que le ministre connaît bien pour en avoir préfacé la réédition, sont la meilleure garantie contre le retour de la méthode syllabique.
3- Les performances de l’école sont-elles pour autant satisfaisantes ? Que faites- vous des 15 % des élèves qui ne savent pas lire à la fin de l’école primaire ?
Je ne dis pas que la situation est bonne mais je souhaite que les problèmes soient posés correctement et non pas à partir d’une vision biaisée de l’état de l’école, de ses pratiques pédagogiques et de ses performances.
Il est vrai que, par le passé, les cadres de l’éducation nationale (inspecteurs et formateurs) ont sans doute survalorisé une lecture lettrée précoce et parfois sous-estimé l’importance de l’enseignement des procédures de déchiffrage des mots. Cette erreur est aujourd’hui rectifiée : ce n’est pas le moment de déstabiliser une nouvelle fois les enseignants et de faire table rase des innovations très positives conduites durant les vingt dernières années.
Il faut en revanche examiner de très près les difficultés des élèves : le chiffre que vous avancez à juste titre se décompose de la façon suivante : sur les 15%, on dénombre 4% d’élèves qui ne savent pas déchiffrer et 11% qui ne comprennent pas les textes qui leur sont proposés.
Les premiers (4%) risquent fort de venir grossir, à 18 ans, les statistiques de l’illettrisme adulte. Pour réduire leur nombre des efforts considérables seront à consentir, bien au-delà des discussions sur les méthodes. Les tenants d’un « âge d’or » de la pédagogie de la lecture en sont cependant pour leurs frais. Les dernières données de l’INSEE confirment en effet que les jeunes sont moins souvent en difficulté que les personnes plus âgées : 4 % des 18-24 ans contre 14 % des 40-54 ans et 19 % des 55-65 ans qui ont tous appris, pourtant, à lire avec la méthode syllabique. Rien ne permet d’affirmer aujourd’hui que ces difficultés ont pour principale origine les méthodes d’enseignement de la lecture. Comment expliquer sinon que le chiffre de 4% de non-lecteurs en 6ème grimpe à 11% en ZEP alors que les méthodes utilisées au cours préparatoire ne sont pas différentes du reste du territoire ?
Les seconds (11%) savent déchiffrer mais ne comprennent pas les textes, pour plusieurs raisons qui souvent se cumulent : ils manquent de vocabulaire et maîtrisent mal la langue, ils ne parviennent pas à traiter les marques linguistiques qui assurent la cohérence des textes, il manque de connaissances sur le contenu des textes et ils contrôlent très mal le processus de compréhension1. Mieux connaître ces difficultés permet de concevoir de nouveaux dispositifs pour y remédier, notamment au cycle 3 : la marge de progrès de l’école élémentaire est ici plus grande encore.
La lutte pour l’égalité implique donc de remobiliser toute la chaîne de l’enseignement de la lecture au profit des élèves qui ont le plus besoin de l’école. L’école maternelle tout d’abord qui doit privilégier le développement des compétences critiques pour la réussite ultérieure de l’apprentissage de la lecture : phonologie, écriture alphabétique, vocabulaire et connaissances des élèves sur le monde. Le cycle 2 ensuite, en appliquant les programmes. Le cycle 3 enfin en développant un véritable enseignement continué de la compréhension, peu présent aujourd’hui. Demander aux élèves de lire silencieusement et leur poser ensuite des questions pour évaluer leur compréhension ne suffit pas.
Roland Goigoux, professeur des Universités, est directeur d’un laboratoire de recherche sur l’enseignement à Clermont-Ferrand.
1 Celle-ci pourtant, comme les antibiotiques, n’est pas automatique : elle exige un travail et une attention tout au long de la lecture. Trop souvent les mauvais lecteurs l’ignorent, faute d’un enseignement approprié.