FSU-SNUipp du Gard
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Jean Foucambert, Les Actes de Lecture n°80, décembre 2002
jeudi, 16 mars 2006
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Les Actes de Lecture n°80, décembre 2002 - Recherche en lecture, le spectre de la globale, Jean Foucambert Voici le texte de l’article que Jean Foucambert a fait parvenir au Monde de l’Éducation en sollicitant sa parution en l’état et non sous forme d’extraits dans un courrier de lecteurs.

Recherche en lecture, le spectre de la globale...

Vous m’avez consacré quelques lignes dans votre dossier de septembre sur la lecture auxquelles je n’envisage pas de répondre. Je souhaiterais plutôt apporter une information générale afin d’aider vos lecteurs à dépasser le spectre récurrent de la méthode globale que politiques (et journalistes ?) donnent, une fois par an, en pâture à l’opinion dans le but de la dispenser d’une réflexion plus approfondie sur l’apprentissage de la lecture dont on la croit ou la souhaite incapable.

Les pays industrialisés n’ont pas connu de « crise de la lecture » ou de « montée de l’illettrisme » avant les années 1970, non que les performances y fussent meilleures qu’aujourd’hui : elles étaient simplement conformes au projet d’une scolarisation centenaire qui visait à alphabétiser l’immense masse de ceux qui, entrant tôt dans la vie active, devaient simplement mettre en oeuvre ce qu’il n’était pas permis d’ignorer pour la conduite de leurs tâches quotidiennes.

La société attendait d’eux qu’ils sachent compter, non qu’ils manient la « raison mathématique » ; qu’ils sachent déchiffrer, non qu’ils manient la « raison graphique ». Ceux qui, à travers l’enseignement « primaire », parvenaient à passer de l’usage correctement enseigné des rudiments alphabétiques à une maîtrise des langages nécessaire à la conduite d’opérations intellectuelles spécifiques rejoignaient ceux qui l’avaient « héritée » de la culture à l’oeuvre dans leur milieu social. Ainsi se reproduisait, plus qu’elle ne se produisait, et sans le devoir vraiment à l’école de base, la minorité prétendue intellectuelle de la société, celle que (et qui) légitime une conception du travail divisé.

Avant les années 70, il existait bien, réunis dans d’assez rares et confidentiels mouvements d’éducation nouvelle, des pédagogues qu’exaspérait le sacrifice des intelligences enfantines lors de l’acquisition de ces différents langages ; d’où la proposition par Decroly, voici 90 ans, de la méthode globale et, dans les années 20, celle par Freinet de la méthode naturelle.

Mais, pour ce qui concerne la réalité de l’école primaire, le ton était donné par les éditeurs scolaires dont les auteurs, comme aujourd’hui, se confondent avec les prescripteurs et les « experts » officiels. Car il ne s’agissait que de variations autour de la démarche générale d’alphabétisation, laquelle restait par ailleurs totalement étrangère aux lieux où se formaient les futurs lecteurs, en particulier, et pendant fort longtemps, à l’institution des petites classes des lycées. Ici, on ne semblait guère préoccupé de ma-me-mi-mo-mu mais seulement de la qualité des textes littéraires auxquels se confrontaient d’emblée les débutants pour commencer leurs humanités.

Deux mondes donc très inégaux, et pas seulement en taille, qui coexistaient dans l’ignorance réciproque avec, malgré tout, deux points en commun : le premier, d’utiliser le même mot (lecture) pour désigner leurs pratiques forts différentes, tant sur le plan technique, linguistique que culturel ; le second, de ne pas connaître, chacun sur son territoire, de mises en cause ou d’insatisfactions majeures. C’est dans les années qui suivent la décision de faire accéder tous les élèves au collège (unique) que se révèle l’hétérogénéité de leur maîtrise des différents langages. L’enseignement secondaire, et ce dès la classe de sixième, implique que les langages eux-mêmes constituent tout à la fois le domaine, le matériau et l’outil du métier de collégien. Le décalage qualitatif apparaît énorme entre la capacité à utiliser quelques applications des langages (lire, écrire et compter) pour régler en situation des questions concrètes et le maniement proprement dit de ces langages comme autant d’outils « abstraits » nécessaires à des opérations intellectuelles inconcevables sans eux. L’aventure des « maths modernes » commence en même temps, et pour les mêmes raisons, que celle d’une « lecturisation » qui entend succéder à l’alphabétisation.

Le projecteur est mis sur la formation de la pensée, aussi bien celle qui utilise le langage mathématique que celle qui utilise les langages écrits à propos desquels on insiste désormais sur le fait que la capacité à noter le langage oral n’est assurément pas ce qu’ils ont en commun. Dès lors, quelles sont les opérations intellectuelles spécifiques que le langage écrit autorise et qui justifient qu’on s’en empare ?

Que fait un lecteur expert lorsqu’il utilise ce langage fait pour l’oeil ?

On constate qu’entre ceux qui lisent au plus quelques phrases standardisées chaque jour et ceux qui se confrontent quotidiennement pendant plusieurs heures à des textes complexes, la différence, outre l’aspect déterminant du statut social, porte sur la nature même des gestes techniques de questionnement de l’écrit.

La recherche pédagogique dès la fin des années 70 se met donc au travail sur une question nouvelle qui n’a rien à voir avec un retour à de bonnes vieilles méthodes qui auraient fait leurs preuves ou l’adoption de la « globale ». On aborde ainsi des aspects nécessairement techniques qu’il faut prendre le temps d’expliquer afin que l’opinion en mesure les enjeux. Pour autant, il n’est pas facile de rendre compte d’une problématique qui s’alimente certes des controverses légitimes entre spécialistes mais surtout des luttes d’influence et de pouvoir dans et entre les champs administratifs, éditoriaux, universitaires et politiques. Essayons malgré tout d’éclairer les termes du débat. Tous les protagonistes semblent d’accord aujourd’hui sur un modèle général pour décrire le processus de lecture, un modèle qui suppose l’interaction entre des informations venues du lecteur et des informations qui se trouvent dans le texte. Il s’agit bien d’une interaction et non de deux actions distinctes, simultanées ou successives : le prélèvement d’informations « dans le texte » n’est pas séparable (est constitutif) de leur traitement par les informations « dans la tête » qui ont décidé et permis de les prélever.

Le cerveau est une machine « proactive » en ce sens que l’information extérieure est sélectionnée par le traitement intérieur et lui permet de se poursuivre. Au cours de la lecture, l’information « derrière l’œil », celle dont on dit qu’elle vient d’en haut (?) est constituée des connaissances générales du monde et de la langue qu’a le lecteur, de son expérience des usages et des fonctions de l’écrit et de leur actualisation dans son projet actuel de lecture que sa lecture fait instantanément évoluer ; l’information « devant l’oeil », celle qui vient d’en bas (?), est disponible de manière permanente dans l’espace du texte et accessible exclusivement par le regard.

Le pédagogue se doit de comprendre comment cette information « graphique » est traitée par le lecteur afin de mieux accompagner l’apprenti dans la maîtrise progressive d’un tel traitement.

Mais à ce stade, l’accord entre les protagonistes est déjà moins facile à trouver du fait de la diversité des problématiques initiales et des méthodologies des neurologues, des linguistes et des psychologues qui étudient les comportements de lecture. Toutefois, en prenant les précautions d’usage quant à la manière de nommer les choses, il semble qu’ils partagent encore l’hypothèse que le lecteur expert puise directement l’information (sémantique) qu’il recherche dans le matériau écrit (graphique), comme l’auditeur le fait tout aussi directement dans le matériau oral (phonologique). En d’autres termes, le lecteur n’a pas besoin de « transformer » la chaîne écrite pour en tirer de l’information, il la traite pour ce qu’elle est par un processus qui met directement en relation du graphique et du sémantique, un processus qu’ils appellent pour cette raison « voie directe », appellation qui laisse planer la possibilité d’une autre voie, indirecte, à laquelle certains font explicitement référence pour décrire un autre processus que le lecteur utiliserait devant un nom propre ou un mot inconnu.

D’autres, peu convaincus qu’on puisse « comprendre » un nom propre ou un mot inconnu en le prononçant, préfèrent parler simplement de « voie orthographique » en ce qui concerne le traitement de l’écrit, comme on parle uniquement de « voie phonologique » pour le traitement de l’oral, le fait qu’elles soient toutes deux directes relevant des caractéristiques à quoi s’identifie tout comportement linguistique. Toutefois, pour la suite immédiate de cette présentation, il ne sera pas trop gênant de faire comme si l’existence de deux voies, une directe et une indirecte, était chose certaine. La manière dont la pratique pédagogique se situe par rapport à l’hypothèse de ces deux voies chez le lecteur expert est très révélatrice.

Jusqu’aux années 70, la lecture se définit pour la quasi-totalité des auteurs de manuels exclusivement comme un processus de déchiffrage, une opération qui permet de retrouver le message oral crypté par le message écrit, d’entendre le son que font les mots sur le papier. La compréhension n’y est pas nécessaire et on parle sans sourire de ces nombreux élèves qui « savent » bien lire mais n’accèdent pas pour autant au sens. Il n’est jamais fait mention de voie indirecte puisqu’il n’est pas imaginable qu’il puisse exister une voie directe. On parle d’un mécanisme : lire, c’est faire correspondre de l’oral et de l’écrit. C’est ce que fait l’adulte expert. C’est ce que l’enfant doit apprendre. C’est ce qu’il faut lui enseigner. Le discours va se transformer jusqu’au début des années 90. Les recommandations ministérielles précisent alors que le lecteur expert utilise presque exclusivement la voie directe mais que le seul moyen de conduire l’apprenti à cette maîtrise consiste à enseigner la voie indirecte comme on le faisait jusque là, en veillant toutefois à ce que l’exercice de ces mécanismes débouche toujours sur la compréhension du message. Les deux voies sont à acquérir dans le prolongement l’une de l’autre, même si on avoue ne pas savoir vraiment comment l’apprenti passe de l’une à l’autre. Probablement, suggère-t-on, à l’insu de l’enseignant et sans que l’apprenti en ait conscience. C’est par la voie indirecte qu’il faut commencer.

Dans le même temps, des recherches conduites à l’INRP explorent une autre piste : puisque c’est la voie directe qui est massivement utilisée par le lecteur, est-il inconcevable qu’elle puisse être, dès le début, celle à enseigner à l’apprenti ? En d’autres termes, est-il possible de rencontrer le langage écrit sur le modèle de n’importe quel autre apprentissage linguistique, en passant de la compréhension des messages à la découverte du fonctionnement du code dans lequel ces messages sont produits ? Cette question oblige à rappeler qu’un code linguistique est l’ensemble des diverses catégories d’unités qui s’y rencontrent et des règles de leur combinaison (combinatoire), qu’il existe donc un code propre au système de l’oral et un code propre au système de l’écrit. En revanche, la correspondance enseignée à l’école entre graphèmes et phonèmes, c’est-à-dire entre des éléments appartenant à deux codes distincts, n’est pas elle-même un code linguistique ; il n’existe pas de messages produits par un système grapho-phonologique. Faire rencontrer l’écrit comme un système linguistique et non comme la notation de l’oral oblige à considérer ce qui est vraiment « orthogra-fiable », donc à rencontrer et à construire le code graphique dans sa spécificité ?

Comme on doit toujours s’y attendre dans une telle situation, c’est une position intermédiaire qui va retenir les suffrages, à mi-chemin de deux dangers : l’enfermement dans une démarche uniquement centrée sur l’existence d’une voie indirecte qui reprend ce qui se fait depuis toujours et dont on observe justement l’insuffisance ; l’engagement prématuré dans une généralisation de ce qui n’a été réalisé jusqu’ici que par quelques équipes d’enseignants chercheurs, qui semble à beaucoup mystérieux, sinon impossible, et qui ne dispose d’aucun relais dans les instances de formation initiale et continue. Très rapidement, à mi chemin de l’aventure et de la tradition, l’hypothèse de la simultanéité initiale et nécessaire des deux voies s’impose contre celle de la primauté de l’une ou de l’autre. La querelle des méthodes est déclarée close. On « sait » désormais que l’apprenti confronté à l’écrit alphabétique (à la fois un langage pour l’œil et la notation du langage pour l’oreille) doit développer deux modes de traitement rendus nécessaire par la nature double de l’écrit et savoir les utiliser à bon escient.

La voie directe fait donc son entrée dans les nouveaux programmes diffusés en février 2002, non comme un objectif à terme de l’apprentissage mais comme une de ces composantes immédiates. Il faut toujours considérer des textes officiels nouveaux avec générosité en sachant qu’ils résultent nécessairement de négociations laborieuses mais il importe néanmoins de vérifier si la recherche d’un accord ne conduit pas à dénaturer l’un des termes, au point d’aboutir à une contradiction inefficace, non à une synthèse. En l’occurrence, il semble bien que la voie directe a été introduite dans ces programmes sur la base de ce qui fonde depuis toujours le recours à la voie indirecte. Il s’agit, est-il écrit, devant un mot, d’apprendre à relier « une information visuelle à un savoir déjà acquis du fait de l’apprentissage de la parole : l’image acoustique de ce mot et sa ou ses significations. Deux manières de parvenir à ce résultat sont disponibles : la voie directe et la voie indirecte. L’apprenti lecteur doit apprendre à se servir efficacement de l’une et de l’autre. Elles se consolident mutuellement. ». La voie directe ne semble décidément pouvoir se définir que comme une autre manière de relier un mot à un savoir déjà acquis à l’oral, non comme un moyen d’acquérir ce savoir « directement » dans et par l’écrit. Les équipes engagées dans les recherches sur la voie directe explorent l’hypothèse inverse : dans un apprentissage linguistique, et en premier lieu, lors de l’apprentissage de la langue maternelle, l’identification (la reconnaissance) des mots ne saurait évidemment se faire en les reliant à des images linguistiques antérieurement acquises : elle s’exerce à l’intérieur du système linguistique dans lequel les messages fonctionnent et non par une correspondance avec un autre système. C’est seulement en ce sens que ces équipes parlent de voie directe : pour nommer ce qui est à l’œuvre dans un apprentissage linguistique. Est-il ou non possible de rencontrer une langue écrite (alphabétique ou non) sur cette base ? Est-il imaginable d’apprendre à lire une langue qu’on ne parle pas ? Quelqu’un a-t-il déjà réussi à lire une langue dont il n’existe pas ou plus de forme orale ? Si oui, quelles sont les actions d’enseignement à mettre en place pour rendre possible cet apprentissage ? Une question seconde, mais à terme de première importance pour l’école, sera de comparer ses résultats à l’entrée en sixième avec ceux obtenus par la juxtaposition prescrite de deux voies. Les programmes officiels ne laissent en effet planer aucun doute sur l’objectif : « à la fin du cycle des apprentissages fondamentaux, les élèves utilisent de manière privilégiée la voie directe ». Mais quels sont les outils d’évaluation mis à la disposition des enseignants qui permettent de vérifier que les élèves maîtrisent effectivement ce processus et le privilégient ?

Les auteurs des nouveaux programmes disposent assurément de tels outils puisqu’ils mettent nettement en garde contre « les démarches qui font l’économie de la reconnaissance indirecte des mots » car elles ne conduiraient pas davantage à leur « reconnaissance orthographique ». Sur quelles évaluations répétées (qu’ils semblent pour le moment les seuls à connaître) de quelles expérimentations différentes fondent-ils leur certitude ? Le constat est d’autant plus étonnant que la voie directe est fréquemment appelée voie orthographique pour la distinguer sans ambiguïté de la voie phonologique (l’image acoustique du mot) à laquelle se réfère évidemment la voie indirecte. Serait-il possible que les équipes de recherche qui privilégient cette voie orthographique n’aient jamais obtenu le moindre résultat dans ce qui est l’objet même de leur expérimentation ? À moins qu’il ne s’agisse d’une acception innovante du mot orthographe ! N’est-il pas prescrit à quelques lignes de là de conduire les élèves à une « orthographe phonétique sûre » ? Jusque là, on parlait d’écriture phonétique lorsqu’un mot n’était pas écrit sous sa forme orthographique mais comme transcription de sa forme orale. Mais ne boudons pas notre plaisir, l’usage de l’oxymore dans un texte officiel est trop rare pour ne pas être apprécié comme il se doit...

Quoi qu’il en soit de ces réticences subalternes, ces programmes de février 2002 innovent radicalement en accordant à la voie directe la même nécessité qu’à la voie indirecte. Ils marquent enfin la rupture avec les discours et les pratiques issus de l’alphabétisation. Cette reconnaissance se paie encore d’une grande incertitude quant à sa définition, qui n’a d’égal que le silence sur les circonstances pédagogiques de son enseignement. Mais ces lacunes dessinent clairement en retour les priorités du travail à entreprendre dans les classes et dans les lieux de formation : aider les enseignants à équilibrer dès le début de l’apprentissage leurs interventions entre les deux voies dont la simultanéité est affirmée. Ce n’est un secret pour personne, la voie indirecte bénéficie d’une antériorité considérable en matière de savoir-faire pédagogique, dans les classes et dans les manuels. Aussi l’effort en matière de recherche et de formation porte-t-elle désormais sur l’enseignement de la voie directe qu’il faut rapidement amener au même niveau de technicité, ne serait-ce qu’en allant voir comment s’y prennent ceux qui l’ont, depuis une vingtaine d’années, mise au centre de leur recherche dans des classes expérimentales. À ne pas soutenir ce travail d’information, on risquerait fort d’amplifier la résignation et le fatalisme qui se sont emparé de l’école au point que ses responsables n’osent plus parler d’apprentissage de la lecture, s’estimant heureux si on pouvait au moins prévenir l’illettrisme. Comme il advient dans chaque époque de transition, la majorité de ceux qui préconisent aujourd’hui la simultanéité des deux voies, non seulement ne se sont jamais donné les moyens de savoir comment enseigner la voie directe mais ont le plus souvent vilipendé les rares équipes de recherche qui osaient s’en préoccuper.

Cette attitude alimente la confusion, ne serait-ce que par l’altération du modèle théorique initial qui semblait faire accord. Faute de pouvoir donner un contenu opérationnel à l’enseignement de la voie directe, celle-ci glisse du statut de manière alternative de prélever l’information graphique à celui de dispositif de traitement de cette information, prélevée par la voie indirecte.

Pour 9 enseignants et 9 formateurs sur 10, tout se passe comme si la fonction de la voie directe était la compréhension et celle de la voie indirecte l’identification des mots. Plusieurs passages des nouveaux programmes alimentent explicitement cette confusion, de telle sorte qu’affirmer qu’il faut « travailler les deux voies en même temps » signifie, pour la majorité de ceux qui le disent ou qui l’entendent, qu’il faut simplement continuer à faire ce qu’on faisait, en veillant bien sûr à ne pas séparer l’acquisition des mécanismes de reconnaissance des mots de la nécessité de les comprendre. Aussi est-il nécessaire, afin de ne pas revenir en arrière, de questionner les méthodes, les pratiques et les discours et de repérer, pour le faire évoluer, tout ce qui concerne l’exercice initial de la voie directe en tant que prise d’informations « de bas niveau ».

À l’évidence, les nouveaux programmes affichent leur intention de lever un tabou mais restent encore trop ambigus sur le plan théorique pour déboucher sur des solutions pratiques. C’est dire qu’ils appellent un accroissement de l’effort de recherche à tous les niveaux, notamment autour de la question de l’apprentissage et de l’exercice simultanés des 2 voies. Il n’y a pas simultanéité tant que la voie indirecte reste celle, privilégiée, de la reconnaissance initiale du mot par médiation phonologique et la voie directe celle de son usage ultérieur sans médiation phonologique. Une sorte d’apprentissage indirect de la voie directe. Cette répartition des rôles n’apporte en outre aucune solution pour des mots qui n’auraient pas déjà une image acoustique et qui sont de plus en plus nombreux dès que l’élève s’écarte des phrases de son manuel de CP. C’est seulement la voie directe qui donne de l’autonomie par rapport aux mots inconnus. Sans elle, la compréhension de l’écrit reste dépendante de celle de l’oral, ce qui équivaut à prétendre que les différents langages ne sont jamais que des manières différentes de communiquer la même chose. C’est nier qu’ils sont autant d’outils spécifiques qui construisent des « raisons » différentes, mathématique, graphique, phonologique, etc., des manières complémentaires et non équivalentes de penser.

Sur le plan technique, c’est nier qu’il soit possible d’apprendre à lire une langue qu’on ne parle pas et, de manière plus générale, d’apprendre une langue nouvelle sans mettre en correspondance les unités qui la composent avec celles d’une langue déjà acquise. L’enseignement des langues « vivantes » au collège a longtemps reposé sur ce principe, au point que les professeurs d’allemand, par exemple, obtenaient que leurs élèves soient, en sixième, sélectionnés sur leur maîtrise de la grammaire française. Ils ont admis depuis que ce qu’ils prenaient comme un prérequis « naturel » à l’apprentissage d’une langue n’était qu’une condition nécessaire pour suivre le seul enseignement qu’ils étaient en mesure de dispenser.

Depuis on s’est intéressé aux études relatives à l’apprentissage linguistique par immersion, celui de la langue maternelle, celui d’une langue étrangère. On y découvre que de multiples langages concourent pour alimenter la compréhension du message mais aucun sous forme de référence extérieure au plan d’une correspondance entre unités linguistiques, connues d’un côté, inconnues de l’autre. La voie indirecte n’est pas une « voie linguistique » ni au niveau de l’apprentissage ni au niveau de l’usage expert d’une langue orale. Pas plus qu’elle ne l’est au niveau de l’apprentissage ou de l’usage expert d’une langue écrite de nature idéographique. Le serait-elle néanmoins dans un cas très particulier, celui de l’apprentissage d’une langue écrite de nature alphabétique ? La voie indirecte est-elle dans ce cas une modalité linguistique ou, seulement, comme le recours à la grammaire française pour apprendre l’allemand, un artefact pédagogique ?

Aucun fait établi scientifiquement ne permet aujourd’hui de répondre. Il semble néanmoins assuré que l’apprentissage d’un écrit alphabétique par la voie orthographique génère en retour une capacité à le traiter également (sous le contrôle de la compréhension) en faisant correspondre des unités graphiques et phonologiques (Cf. le ‘ent’ dans les poules du couvent couvent), capacité à laquelle le lecteur expert peut avoir recours pour tenter de prononcer un nom propre inconnu (par exemple, de Broglie !).

Cette capacité construite par l’apprentissage linguistique d’un écrit alphabétique (un peu comparable à la capacité d’un bilingue de traduire une langue en une autre alors qu’il n’en apprend aucune depuis l’autre) et immédiatement réinvestissable est-elle de même nature que celle enseignée aujourd’hui sous l’appellation de voie indirecte dans les manuels de cours préparatoire ?

Alors, simultanéité des voies directe et indirecte parce que l’écrit alphabétique introduit des contraintes spécifiques ? Ou simplement voie orthographique parce qu’il donne lieu à un apprentissage linguistique comme les autres ?

Dans les deux cas, c’est de toutes façons, à la voie directe que doivent désormais se consacrer les recherches, et celles-ci ne peuvent se développer qu’en lien organique avec la variation expérimentale de l’action pédagogique dans les classes.

Ne doutons pas qu’une opinion publique, bien informée par la presse, n’encourage le ministère à poursuivre dans cette voie plutôt qu’à agiter la nostalgie d’un arsenal ancien qui n’a jamais fait d’autres preuves, depuis 30 ans, que celle de son incapacité à répondre aux ambitions nouvelles de la réussite de tous au collège.

Jean FOUCAMBERT